1. Deux enquêtes pour identifier les attentes des riverains et des usagers de la Sélune en matière de paysages et de loisirs
Dans le cadre du programme scientifique portant sur le suivi de la suppression des barrages de la Sélune, deux enquêtes ont été réalisées au cours de l’année 2021 : un questionnaire ouvert à tous et un atelier collectif organisé avec des habitants et usagers (qui s’étaient déclarés intéressés dans le questionnaire). L’objectif était d’identifier les pratiques et les représentations de la vallée (ce billet) ainsi que les attentes vis-à-vis d’une nouvelle vallée sans les lacs (billet suivant : n°4) tant en matière de loisirs que de paysages.
1.1 Le questionnaire
Le questionnaire a été diffusé en ligne et en face à face. Il a permis de recueillir l’avis de 453 personnes (figure 1)[1]. La figure 2.b montre que les participants sont essentiellement (91 %) des résidents du département de la Manche. Ils se concentrent dans le Sud du département, en particulier dans les communes riveraines de la Sélune, entre Saint-Hilaire-du-Harcouët et Pontaubault (figure 2.a).


Les répondants se répartissent dans quatre secteurs géographiques, selon la proximité de leur lieu de résidence avec la zone des anciens lacs (figure 3.a). Nous avons distingué les riverains – des anciens lacs (A) et de la rivière (B) – des usagers plus lointains (C et D). La figure 3.b montre que les riverains des anciens lacs (A) constituent la catégorie la plus représentée parmi les participants et que la moitié d’entre eux sont installés depuis 20 ans ou plus (A1). Nous avons comparé ces secteurs et anciennetés d’installation avec les réponses des participants afin de voir comment l’attachement aux paysages des lacs et la projection dans une nouvelle vallée sans les barrages se différencient selon la relation entretenue avec la rivière.

Bien que le questionnaire ait été diffusé plusieurs mois après l’annonce de la décision de suppression des barrages et le démarrage des travaux, nous avons demandé aux répondants leur sentiment quant à la manière dont leur avis est pris en compte, puisque le projet de reconversion reste lui à construire. Près d’un quart des participants (89 personnes) considère avoir – faiblement (55) ou de manière satisfaisante (34) – son mot à dire concernant l’aménagement de la vallée (figure 4). À l’inverse, 64 % des répondants (241 personnes) considèrent ne pas du tout être écoutés dans le processus d’aménagement de la vallée. Les riverains des anciens lacs (A) sont surreprésentés parmi ces derniers.

Certains participants regrettent la suppression du barrage de Vezins et font savoir leur mécontentement, tandis que d’autres se concentrent sur l’avenir en manifestant leur intérêt et leur préoccupation vis-à-vis de l’aménagement de la vallée. Les premiers mettent en avant différents arguments pour dénoncer les travaux de suppression : la modification des paysages et des usages, ainsi que la perte d’une réserve en eau, d’une protection contre les inondations et d’une production d’énergie verte. 1.2 L’atelier
Parmi les 453 répondants, 173 ont montré un intérêt pour la participation à une ou plusieurs réunions visant à échanger sur le futur de la vallée avec d’autres habitants. Les personnes ayant renseigné leurs coordonnées ont été contactées par e-mail ou par téléphone afin de participer à un atelier collectif visant à compléter les résultats du questionnaire. 22 personnes ont finalement participé à l’atelier réalisé le vendredi 19 novembre 2021 à Saint-Laurent-de-Terregatte (figures 5 et 6)[2].



2. Les pratiques et les représentations de la vallée de la Sélune
Les répondants font fréquemment allusion à la mer et à la Baie du Mont Saint-Michel, révélant la proximité et l’attractivité de ces sites. Au sein de la vallée, les lieux d’intérêt fréquentés par les participants se concentrent dans la zone des lacs (l’Autre Café, le Bois de Vezins, la Mazure, etc.), au niveau des ponts des Biards et de la République, ainsi que dans les environs de Ducey (le Bois d’Ardennes, le parcours « Au fil de l’eau », etc.).
2.1 Les lieux fréquentés dans la vallée
Le questionnaire avait pour objectif de mieux comprendre les habitudes de loisirs de plein air des répondants. La figure 7 représente les 55 lieux cités (entre 1 et 115 fois) par les répondants comme des espaces d’activités. Parmi les plus cités, figurent les barrages de Vezins et de la Roche-qui-Boit (115 et 16 occurrences), ainsi que les lacs (25 et 26 occurrences). On retrouve également des lieux situés à proximité : le Bois de Vezins et l’Autre Café. Le barrage et le lac de Vezins sont évoqués avec nostalgie par un certain nombre de répondants, pour qui l’intérêt de la vallée réside dans les lacs.
Cette peur que la vallée devienne banale sans ses lacs, car c’est ce qui la différenciait des vallées voisines, avait déjà été observée précédemment (Germaine et al., 2019).
Parmi les lieux les plus cités par les répondants figurent également la base de loisirs de la Mazure, la voie verte, ainsi que des bourgs (Saint-Hilaire-du-Harcouët, Les Biards, Ducey, Pontaubault) et des ponts (Pont des Biards et Pont de la République), qui constituent des espaces d’accès (visuel ou physique) à la rivière.
La section de la vallée comprise entre Ducey et le Pont des Biards concentre une grande partie (55 %) des lieux cités, suggérant une fréquentation moindre de l’amont et de l’aval de la vallée.

2.2 Les activités pratiquées dans la vallée
La figure 8 montre que la contemplation (admirer le paysage depuis des points de vue), la promenade (se promener sur les chemins qui bordent le lac) et le pique-nique sont les activités les plus pratiquées dans la vallée (entre 159 et 199 répondants)[3].
Certaines activités comme le jogging ou la promenade du chien sont largement dominées par les riverains des anciens lacs et de la rivière (A et B). Ce sont des activités de proximité qui ne justifient pas l’utilisation de la voiture. À l’inverse, lorsqu’il s’agit d’aller pique-niquer, se balader sur les chemins qui bordent la Sélune, prendre des photographies ou pêcher, les répondants parcourent une plus longue distance, d’où un nombre plus important d’usagers (C et D).
Une petite partie des répondant pratique des activités plus spécifiques comme la pêche et la chasse. La première est assez équitablement partagée entre riverains et usagers résidant à plus grande distance des lacs, tandis que la seconde est le fait des riverains des anciens lacs et de la rivière. Cela s’explique par un partage différent de l’espace : la gestion des parcours de pêche est intégrée dans l’EGHO et fait l’objet d’une réciprocité[4], alors que les réserves de chasse sont communales.

2.3 Les représentations de la vallée
Le questionnaire visait également à identifier les représentations de la vallée de la Sélune chez les riverains et les usagers. Pour cela, il a été demandé aux participants de choisir trois mots pour décrire la vallée (figure 9). Les termes nature (90 occurrences), calme (81), vert (61), beau (46) et sauvage (43) sont les plus fréquemment cités. L’ambiance calme et naturelle de la vallée avait déjà été mise en avant par les riverains des lacs dans le cadre d’une enquête menée en 2017.
Les termes choisis par les enquêtés relèvent de diverses tonalités : neutre, positive ou négative. Nous les avons regroupés de manière thématique, en différenciant les motifs emblématiques du paysage (en marron), le milieu rural et l’activité agricole (en jaune), la nature (en vert), l’ambiance (en bleu), l’appréciation esthétique (en rose), la fermeture des paysages (en orange), les inondations (en bleu-vert) et la pollution (en gris).

La description est par ailleurs située dans le temps. Certaines personnes évoquent le bouleversement induit par la suppression du barrage de Vezins (en rouge), en employant des termes qui suggèrent la destruction (destruction, barrage, travaux), les effets sur les usages et les paysages (moche, triste, gâchis, mort, changer, défigurer, désastre) ou encore les émotions ressenties face à cette disparition (désolation, nostalgie, regret). Des indicateurs de temps sont utilisés pour insister sur l’évolution de la situation et sur les effets négatifs de la suppression du barrage. Le mot « avant » est ainsi employé pour faire référence à une situation passée : « elle était trop belle avant », « c’était mieux avant », « magnifique avant la vidange et destruction » ou encore « loisirs avant ». Par opposition, le terme « maintenant » est mobilisé pour insister sur la situation actuelle : « maintenant désastre absolu », « maintenant moche », « maintenant triste », etc. À l’inverse, d’autres répondants préfèrent mettre en avant le potentiel et le futur de la vallée, notamment en termes de loisirs et de tourisme (en violet) : pêche, balade, randonnée, promenade, riche, chemin, potentiel, tourisme et loisir. Au sein de ce groupe de mots émerge une tension entre l’attente d’un projet (aménagement, développement) d’un côté et la nécessité de préserver l’environnement de l’autre. Selon les répondants, la priorité est donc différente : certains aimeraient que la vallée de la Sélune devienne une « vallée loisirs », tandis que d’autres l’envisagent plutôt comme une « vallée nature ». Cette dualité est d’ailleurs parfois présente chez les mêmes personnes, qui se demandent jusqu’où valoriser ou aménager la vallée.
Les termes qui renvoient aux effets négatifs de la suppression du barrage de Vezins (en rouge sur la figure 9) sont davantage employés par les riverains des anciens lacs (65 % des citations). Ces derniers voient leur cadre de vie se transformer et vivent pleinement cette période de transition, contrairement aux habitants des communes plus éloignées. Les termes faisant référence au futur de la vallée (en violet sur la figure 9) sont utilisés par des riverains des anciens lacs dans 53 % des cas. Ainsi, si ces derniers sont davantage affectés par la disparition du barrage, cela n’empêche pas une partie d’entre eux de se projeter dans une nouvelle vallée sans les lacs. L’attente d’un projet est un élément qui avait déjà été observé chez les riverains des lacs en 2017 et que l’on retrouve en 2021, auprès d’un public plus large (habitants et usagers).
3. Les réactions aux travaux de suppression vis-à-vis des usages et du paysage
Le questionnaire avait également pour ambition de recueillir l’opinion des répondants concernant l’impact de la suppression du barrage de Vezins et de la disparition du lac sur leurs activités et sur le paysage de la vallée (figure 10). Que ce soit en termes d’usages ou de paysage, la très grande majorité des participants estime que « c’est moins bien » depuis la suppression du barrage. Ces résultats sont révélateurs de l’attachement des riverains et des usagers aux paysages des lacs et aux activités associées.

La figure 11 montre que plus de la moitié des répondants qui considèrent que « c’est moins bien » depuis la suppression du barrage sont des riverains des anciens lacs (A), tant vis-à-vis des activités que du paysage. Ces derniers sont moins nombreux à exprimer une réaction positive face à la suppression du barrage, en particulier en matière de paysage (32 %). Par opposition, si les répondants les plus éloignés des lacs (C et D) ne représentent qu’un peu plus d’un quart des opinions défavorables, ils sont plus nombreux voire majoritaires parmi les réactions positives (49 % pour les activités et 61 % pour le paysage). Les riverains des anciens lacs, témoins directs de la disparition du lac voyant leur environnement immédiat se métamorphoser considérablement, sont ainsi moins enclins que les usagers occasionnels de la vallée à exprimer des réactions favorables.

4. Conclusion
La vallée de la Sélune est appréciée pour ses paysages et son ambiance naturelle et reposante. Elle est le support d’activités diversifiées. Certaines sont privilégiées par les riverains, tandis que d’autres attirent des usagers plus ou moins lointains. La zone des lacs occupe une place de premier ordre parmi les lieux fréquentés dans la vallée, avec notamment les ponts des Biards et de la République, la Mazure, le Bois de Vezins et l’Autre Café.
Si la grande majorité des répondants à l’enquête par questionnaire estime que la situation de la vallée s’est dégradée depuis la suppression du barrage de Vezins (tant du point de vue des usages que du paysage), cela n’empêche pas certains participants de se projeter vers l’avenir et d’exprimer des attentes vis-à-vis d’un projet de valorisation de la vallée. La proximité du lieu de résidence avec la rivière influence l’opinion des participants sur les travaux de suppression ; il est plus difficile pour les riverains des anciens lacs, bouleversés par la modification de leur cadre de vie, de se projeter dans une nouvelle vallée sans les barrages et sans les activités et les paysages qui leur sont associés.
Pour citer ce billet : Germaine M.-A., Machado T. (2022), Le regard des habitants de la vallée (3) : Pratiques et regards portés sur la vallée de la Sélune après le démantèlement du barrage de Vezins, https://selune.hypotheses.org/3805
[1] Grâce au relais assuré par les médias locaux et les collectivités et le bouche à oreille, 374 personnes (82,6 % des participants) ont complété le formulaire sur Internet entre avril et août 2021. 79 personnes (17,4 %) ont quant à elles été interrogées sur les marchés, dans les bourgs et en porte-à-porte entre le 12 et le 17 juillet 2021 dans le cadre d’une campagne de terrain.
[2] Lors de cet atelier, le futur de la vallée a été abordé à travers le prisme des paysages et des usages. Les participants ont été répartis en petits groupes animés chacun par un modérateur de l’équipe de recherche. Les échanges se sont organisés autour de deux questions principales : « À quoi voudriez-vous que les paysages ressemblent ? » et « Quels usages voudriez-vous pouvoir pratiquer dans la vallée ? ». Cet exercice visait à ce que les participants se projettent dans la vallée telle qu’ils la souhaitent dans le futur, en s’affranchissant des contraintes politiques et financières.
[3] Il s’agit des activités pratiquées avant la suppression du barrage de Vezins, la vallée étant interdite d’accès au moment de l’enquête.
[4] Il n’est pas nécessaire d’acheter une carte de pêche dans chaque association locale de pêche pour avoir la permission de pêcher.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Germaine (16 mai 2022). Le regard des habitants de la vallée (3) : Pratiques et regards portés sur la vallée après le démantèlement du barrage de Vezins. La Sélune. Consulté le 14 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tym9